À Lalopolis...

À Lalopolis, l'une des nombreuses villes de la riche, somptueuse et civilisée Atropatène, une demeure se détachait des autres...
Là on entendait les bruits des travaux, on sentait aussi l'enduit frais et l'on entendait les cliquetis des mosaïstes taillant les tesselles, à l'ancienne.

- Serbius, cette Mosaïque de Khrestos sera-t-elle prêt à temps pour orner mon oratoire tout frais refait et près à enduire? Demanda Valántios Salomon Aurelius à celui qui semblait être l'artisan.

- Maître Aurelius, je fais ce qu'il m'est possible de faire, le marbre que vous m'avez choisi est beau et cher, mais dur et fragile, je ne voudrais pas précipiter la tâche et vous nuire en brisant les matériaux dédiés à la Sainte Figure...

Valántios se caresse la barbe en même temps qu'il prend un air sévère et remonte sa cape et la coince dans le coude pour se baisser et regarder de plus près les tesselles déjà taillées...

- Dis-moi, Serbius, ces tesselles sont-elles destinées à la Sainte Barbe?

Se redressant et se courbant à la fois devant le notable, l'artisan répond, mais sans le crier trop fort de peur que les murs ne colportent ses propos:

- Oui, Maître Aurelius, ainsi que vous me l'avez demandé, une barbe longue et bouclée...

Cet après-midi Valántios, tandis qu'il se rendait à son négoce de tissus et étoffes de centre-ville, avait vu les troupes du nouveau Kyrios fouetter les édiles favorables à Leonce, si vite défait et conspué par les méchants et les fols... A peine la nouvelle avait-elle franchit le détroit avec les officiers et fidèles du Maître de Bytance, que les esprits s'étaient retournés, tout aussi vite que les opinions fugaces et versatiles. Même les aveugles criaient à la beauté inénarrable du Kaysar...

Les Aurelius avaient la sagesse de ne pas s'impliquer en politique... Il s'agissait là d'une science dévolue aux imbéciles et aux faibles. Le véritable pouvoir n'était pas celui de l'homme ou des hommes, se succédant et se tuant sans ambages. Non, là ne résidait pas la maîtrise du Monde...

Seul l'or réglait précisément la vie de l'Empire et son devenir... Aussi Valántios ne se retournât pas lorsque un pauvre hère se fit égorger et son fils garroter... Voilà ce qui arrivait à ceux qui ne se savaient pas en péril alors qu'ils étaient en sursis dès le moment même où il avaient commencé à ouvrir la bouche pour acclamer le Sebastokhrator du moment...

Valántios Salomon Aurelius remonta sa tunique afin qu'elle ne trainât pas dans le ruisseau de sang coulant devant son étal puis rentra dans sa boutique, où il venait collecter la recette de la journée, sonnante et trébuchante, là était son seigneur! Voilà encore quelques onces d'or qui lui permettraient d'agrandir ses terres si tout allait bien...
Et peu importe qui régnait à Contanpinotle, cet homme de chair ne serait qu'une passade pour l'éternelle Bytance...

"Comment ça!!??" s'écria Aurelius Ose donc me répéter cette infamie!!

"Ils ont bâté les charretiers et même lapidé un porteur, Maître, et brûlé vos marchandises venant de Turcosie... Je ne mens pas, Maître..." Reprit le jeune Stefanos, commis du négociant.

- Qu'ont-ils dit ces soldats et ces mercenaires de peu de valeur?

- Que ces barbares incultes halawites n'avaient pas à être en terre pieuse et que le nouveau Kyrios allait les bouter... Et même aller jusque chez eux, en leurs foyers, pour les en extirper et les renvoyer en enfer!

Voilà qui marquait bien -ou plutôt mal- le début du règne du moment... Une perte sèche et un pillage par delà! Et des liens commerciaux menacés... Cela ne pouvait être, le commerce était plus fort que les tensions entre les peuples...

"Allez Stefanos, rentre chez toi, nettoie ta tunique salie et sois fier d'être à mon service!" dit Valántios au jeune homme avant de le renvoyer d'un geste de la main...

Il ne fallait pas se laisser faire! et il fallait marquer le coup... Valántios revêtit donc sa plus belle cape, mis son fourreau à la taille, y intégra sa plus belle épée venue d'Orient, coiffa son chef d'un bonnet ourlé de fourrure d'ours: sans plus attendre il prit le chemin du Palais du Gouverneur de la ville, en l'occurrence un soldat bourru du Kyrios, arrivé la veille...

Valántios, comme l'annonçait son prénom justement choisi par son grand-père Honórios, était courageux et ne menaçait pas de se défaire de son assurance devant celui dont les pleutres et les couards baisaient les pieds disait-on...

Aussi, lorsqu'on lui permit de rentrer dans la salle d'audience, l'Apothicarius se dirigea tout net, d'un pas assuré vers celui qui, déjà, le toisait depuis l'estrade ornée d'or et de pierreries... À peine semi-précieuses -soit dit en passant-!

- Ô, représentant du Kyrios, je ne connais ni ton nom ni ton grade, mais je suis ici pour te parler franchement, non pour te flâter ou te supplier. Je n'attends de toi ni clémence ni réprimande. Seulement la justice!

Valántios voit certains des soldats entourant l'homme grogner et porter la main aux pommeaux des épées chaudes encore du sang innocent versé aux quatre coins d'Atropatène...

- Un convoi mien a été pillé, les accompagnateurs molestés, l'un deux tué. Peu m'importe le sang, quoi que je ne suis pas partisan du massacre, mais les étoffes orientales que j'attendais avec empressement devaient me servir à fournir au Monastère de Sybélios les tentures séparant les mortels de Khrestos... Tout le mystère devait être protégé de ces soieries... Avez-vous au moins un prétexte? Ou dois-je vous excuser auprès de Sa Sainteté Volodimir IV? Excellence?

Ceci dit l'apothicaire se tut, posa négligemment sa main sur la barbe longue qu'il portait, et commença à la caresser en signe d'attente...

Skleros gratta d'un air profondément ennuyé la balafre qui cinglait son crâne, souvenir de Potidée. C'était là l'exemple type des raisons qui l'avaient amené à choisir la carrière des armes plutôt que l'administration comme ses frères. Les civils et leurs problèmes ! Leur politique !
Skleros, et l'Empereur derrière-lui, ne redoutaient rien tant que de se retrouver pris dans les affaires religieuses. La Querelle des Glabrodules et des Pogonatiens s'était apaisée ces derniers temps, mais il suffisait d'une seule maladresse pour qu'on en revienne à la situation de quasi-guerre civile qui avait prévalu durant de longs siècles.

D'un geste apaisant, Michel Skleros tenta de donner des gages au riche marchand;
- Je suis Michel Skleros, Protostrator et Gouverneur de Lalopolis, marchand, et je ne laisserais pas la justice être bafouée dans ma juridiction, sache-le bien !

Une fois cette belle déclaration faite, Skleros grimaça: connaissant ses hommes, il était pratiquement impossible de remettre la main sur les soieries, qui à l'heure actuelle ornaient très probablement les épaules des prostituées de Lalopolis... Ah, ces Mornands ! pensa Skleros avec un sourire aux lèvres: de vrais porcs, mais quels soldats ! La propagande impériale éviterait soigneusement de le dire, mais la victoire sur les Bougres n'avait été dûe qu'à leur charge décisive et dévastatrice.

Mais soit, il fallait donner quelque chose à ce marchand, et Skleros avait ce qu'il fallait:
- Sache-le marchand, ces hommes seront sévèrement punis. Et en guise de dédommagement, l'Empereur, à travers moi, t'offre un navire plein de richesses venues d'Orient ! Il t'attend au port... - Skleros consulta rapidement un secrétaire - ... quai IX.

Non, je t'en prie, ne nous remercie pas, c'est là le bienfait de l'Illustre Autokrator, Béni soit Son Nom !

Et - pensait Skleros - remercie surtout le marchand Macrin Lascaris, qui avant d'être saigné comme un goret dans sa maison de campagne, a eu la gentillesse de léguer tous ses biens, dont sa flotte commerciale, à l'Etat.

Valántios fut surpris de la réaction de ce personnage qui semblait assez bourru mais contraint par un devoir de réserve imposé...

La transaction semblait correcte, les soieries étaient perdues mais un navire entier de produits orientaux pouvait largement compenser... Le contenu importait soudain bien peu au négociant, qui voyait bien évidemment l'intérêt d'avoir son navire propre, chose qui n'était pas encore le cas pour lui... Il pourrait limiter les coûts, développer ses affaires de manière plus particulière, rayonner de par les côtes bytanzines, d"Atropatène à la Sélombrie en passant par les quais toujours acheteurs de biens de Morenie...

- Gouverneur Skleros, il me semble pouvoir être satisfait de cette manière de faire. Pour les soieries du clerc, je m'accommoderai de ses remontrances et lui en fournirai de plus belles... Et te remercier de ta bienveillante générosité, mon commis te fera porter une cape de soie et or digne de ta prestance...

Valántios ne pensait pas grand chose de la prétendue prestance du militaire tonitruant, mais il savait bien que les dagues n'avaient pas d'amis et que ces hommes de pouvoir -même s'ils étaient des hommes de paille- n'aimaient rien plus que de caresser avant d'éventrer...
Son expérience lui avait appris qu'il fallait savoir être entendu en maîtrisant l'aplomb et le ton qui convenaient, mais aussi rassurer en couvrant de gloire apparente ceux qui n'en avaient pas d'intrinsèque.

Sur ce Valántios s'inclina modérément en saluant le gouverneur puis tourna les talons en jetant sa cape sur son épaule. Le port l'attendait: de quelles surprises regorgeait la nef?